Cell Block Mambo

Une pirouette, un coup de hanche aguicheur et un sourire ensorcelant. Lydia Morelli avait finit sa chorégraphie favorite sortie de son film favori inspiré de sa pièce de Broadway favorite; Le tango de la taule, de Chicago. Qui n'aime pas voir de jolies femmes, fortes et indépendantes, exécuter une danse si violente et sexy?

La répétition étant terminée, Lydia se dirigea vers le petit réfrigérateur disposé au fond de la pièce pour avaler la moitié d'une bouteille d'eau d'un trait. La danse est un art, mais que personne n'aille dire à l'Italienne que ce n'était pas un sport aussi. Sans la danse, il faudrait plus que son entraînement de kickboxing quotidien pour garder sa fine silhouette, elle qui ingérait au moins quatre tablettes de chocolat par jour.

Sa fine silhouette de danseuse et sa voix, c'était ses seuls outils pour atteindre son rêve. Danser à Broadway, décrocher un rôle et danser. Elle fit encore quelques pas de danse avec ses talons aiguilles, qui étaient devenus une partie d'elle à force de danser.

L'heure tardive la poussa à s'arrêter pour enfin s'accouder au rebord de la fenêtre. Elle siffla la mélodie du tango pour s'arrêter et lancer un "Not guilty" à briser le coeur. Le personnage de la hongroise l'avait toujours fasciné et la manière dont elle prononçait ces paroles était empreinte de désespoir. Si bien que ces paroles surgissaient souvent de nulle part pour apparaître dans l'esprit de la jeune femme. Elle allait fermer le studio pour s'enfermer dans sa chambre lorsque la porte s'entrouvrit pour qu'une voix timide soit entendu...

Kyle était probablement très stupide. Maladroit, gauche, idiot, stupide. Il évitait Legan, n'osait pas lui imposer sa lourde compagnie et avait échoué en un lieu des plus incongrus. Le studio Focus lui faisait face, imposant et immuable, comme une enclume atterrie brutalement juste devant Kyle alors qu'il réalisait peu à peu sa conduite. Il se frotta les cheveux, agrippa ses mèches sombres pour les tirer avec frustration. Il jeta un oeil en arrière, incertain, l'envie de faire demi-tour le tiraillant autant que celle d'entrer et de se changer les idées une bonne fois pour toute.

Sa main avait déjà cogné, dans son élan imbécile d'impulsivité. Kyle gigota sur place, patientant quelques minutes, puis, devant le manque de réponse, décida d'entrer de lui-même. Histoire de voir si elle n'était pas tout simplement enterrée sous sa musique ou quelque chose du même genre. Se sentant presque criminel, Kyle ouvrit la porte, plus ou moins surpris de la trouver déverrouillée (Lydia lui avait bien semblé être le genre sans souci) et tira doucement.

-Hello...? Il y a quelqu'un?

Et en rétrospective, il aurait mieux fait de simplement appeler son nom, mais Kyle se sentait plutôt nerveux sur le moment. Il ouvrit la porte davantage, assez pour en observer l'intérieur, et son regard se fixa immédiatement sur l'unique élément sombre du décor. Il était tout près de la porte, de longues bandes noires enroulées autour de quelque chose couleur chaire et Kyle réalisa stupidement qu'il fixait la poitrine de Lydia.

Il bondit en arrière par réflexe, soudainement assailli par le costume dans son ensemble et glapit sans réfléchir:

-Mon dieu, est-ce que je me serais fourré dans un club sado-maso sans le savoir?!

-Hello...? Il y a quelqu'un?

Rares étaient les clients et Lydia vivait dans un quartier plutôt tranquille de la ville. Elle donnait des cours de danse, mais qui pensait à s'inscrire vers vingt-deux heures? Elle serra donc les poings mais les rouvrit quand elle vit les cheveux noirs et rebelles d'un garçon. Il avait l'air complètement hébété d'avoir lui-même ouvert la porte.

Le garçon, Kyle, si elle se rappelait bien, fixait sa poitrine. D'accord Lydia était grande. D'accord la majorité des garçons regardaient à ce niveau. D'accord elle avait peut-être l'air d'une péripathéticienne de mauvais goût avec les vêtements en cuir de Chicago. Mais n'était-il pas en couple avec Legan, le pianiste du café Jazz?

-Mon dieu, est-ce que je me serais fourré dans un club sado-maso sans le savoir?!

Le "peut-être" ne tenait plus. Elle avait donc définitivement l'air d'une prostituée aux goûts discutables. Pourtant il y avait plus de satin que de cuir... Faudrait retourner voir Mama pour qu'elle couse de nouveaux costumes. Sa mère avait beau être le stéréotype même de la femme forte italienne, elle adorait les vêtements délicats de Broadway et avait des doigts de fées. Ce qui avait donné à Lydia une garde-robe plus grande que sa chambre.

-Tu n'as jamais vu une comédie musicale, n'est-ce pas? demanda-t-elle en haussant un sourcil.

Devant l'air hébété du jeune homme, elle le traîna par la manche vers le milieu de la salle pour l'y laisser poiroter le temps qu'elle mette la musique en marche. Le tango de la taule résonnait donc à un taux de décibels au dessus du supportable dans le Studio Focus.

-Rassure-moi et dis-moi que tu connais cette chanson! s'exclama-t-elle avant d'ajouter, au rythme de la chanson: Pop, Six, Squish, Uh Uh, Cicero, Lipschitz!

Comédie musicale. Le costume faisait davantage de sens. Enfin, Kyle le supposait. À ses yeux, Lydia avait toujours l'air d'une dominatrix dans un club S&M, mais il décida de refermer la bouche sur ce commentaire une fois ses esprits repris. Après tout, cela pouvait être considéré comme plutôt offensant. Plus, il ne voulait pas trop ressembler à un ignorant.

-Non, ce n'est pas trop mon truc en général, dit-il tout de même, mal à l'aise.

Il ne savait plus trop où poser les yeux. Il n'y avait que de la chair et de la chair, des formes voluptueuses et trop peu de noir. Kyle gigota, le regard fixé sur un point sur l'épaule gauche de Lydia. Il se sentait soudainement encore plus stupide. Lorsqu'elle l'attrapa par la manche trop longue de sa veste, il se laissa entraîner sans protestation, surpris.

-Qu'est-ce que...? Lydia?, demanda Kyle en l'observant se diriger vers le système de son de la pièce.

Il ne reconnut pas la musique qui s'y éleva et secoua négativement la tête en réponse à la question de Lydia. Kyle se plaça une note mentale de visionner quelques comédies musicales dans le futur, histoire d'éviter d'avoir affaire une seconde fois à ce genre de situation incompréhensible par surprise. Puis, ses yeux s'agrandirent lorsqu'elle se mit à chanter, son corps bougeant déjà lascivement au rythme des premières notes, et il recula lentement, comme un animal cerné, paumes levées face à la jeune femme.

-Oh non, non, non, je ne danse pas moi, je ne danse pas!

Kyle commençait à regretter réellement son impulsivité. Il n'aurait pas pu se terrer chez sa tante et vider un pot de crème glacée ou quelque chose du genre au lieu d'échouer chez une maniaque de Broadway et cie?

-Oh non, non, non, je ne danse pas moi, je ne danse pas!

Lydia était un peu déçue. Voir même très. Mais bon, son impulsivité pouvait surprendre les gens, en général. Elle balbutia donc un des exuses en allant fermer le système de son.

Elle pris une veste trop grande pour elle et l'enfila par dessus ses vêtements pour mettre le jeune homme à l'aise. Elle abandonna sa recherche pour ses pantalons de sport après quelques seconde et alla s'assoir, dos au miroir. Lydia tapota sur le sol à côté d'elle pour inviter Kyle à la rejoindre. Elle pris une bouteille de soda qui trainaît à deux mètres d'elle pour en prendre une gorgée. Il était encore pétillant, c'était donc un bon signe quant à sa conservation douteuse. Elle plongea ses yeux d'un gris froid dans le noir profond des iris de Kyle. Elle pouvait y lire de la détresse, de la gêne et un coeur plus grand que tous ceux qui ont croisé sa route.

-Dit-moi ce qui t'a amené ici, dit-elle doucement en replaçant une des nombreuses mèches rebelles du jeune homme. Je suis désolée, tu as dû remarquer que je suis plutôt impulsive. Ma vie est comme une comédie musicale, je chante et je danse pour m'exprimer. Mais je crois bien que tu n'es pas venu ici pour danser. Je sens ces choses-là, un peu tard, oui, mais tout de même. C'est à cause de Legan?

Elle lui tendit son soda mi-tiède avant qu'il réponde. Le sucre avait un effet positif sur tout le monde, non? Elle déposa sans tête sur son épaule en l'écoutant parler. Elle était passée en mode amical et maternel, laissant la danseuse sexy et forte d'esprit derrière. L'impulsive dévergondée en elle pouvait bien prendre la porte par moments pour qu'elle puisse porter attention aux autres. Elle avait beau avoir l'air joyeuse et exhubérante, elle avait besoin d'être sérieuse. Forcer les sourires comme elle le faisait trop souvent pourrait bien lui causer des problèmes de mâchoires que cela ne la surprendrait même pas.

La vitesse à laquelle Lydia céda à ses plaintes prit Kyle de court. Il ne s'était pas attendu à un tel revirement, ayant imaginé la jeune femme comme plus têtue, plus volatile. Au lieu de, elle se rhabilla à moitié et s'approcha de lui, un souci sincère inscrit sur son joli visage. Ses mains étaient chaudes, là où le bout de ses doigts lui effleura la tempe en replaçant l'une de ses mèches. Kyle ferma les yeux pour essayer de rassembler ses pensées. Il se sentait horriblement stupide, de plus en plus à mesure que le temps s'écoulait. Il attrapa un fil lousse de sa veste et tira pour l'allonger. Puis, parce qu'elle était assise à ses côtés, si avenante et à l'écoute, Kyle commença à parler malgré tout.

-Ce n'est pas à cause de Legan, ce n'est pas de sa faute, commença-t-il en acceptant le soda sans trop y penser. On a eu... pas vraiment une dispute, mais ça y ressemble. Une mésentente? Enfin, c'est de ma faute, j'ai été stupide, avoua Kyle, la gorge sèche, refusant de croiser le regard de la jeune fille. Amadriel, ma tante, est à l'hôpital. Surcharge de travail, elle s'est évanouie au bureau. J'aimerais dire que je l'ai vu venir, mais elle est toujours si...

Il s'étouffa, ravala une boule de regret. Il frotta une main sur son visage, puis attrapa quelques mèches pour les tirer, son éternel tic nerveux.

-Enfin. Alors, je... Je n'étais pas très bien et ça paraissait. Oh je l'ai dit à Legan, l'histoire de ma tante, bien sûr. Mais, je ne voulais pas être boulet, montrer à quel point ça m'affectait. Legan l'a remarqué, évidemment. Ce n'est pas la première fois, après tout.

Kyle se tut, l'estomac tordu. Il pencha la tête et sa joue se frotta contre les cheveux de Lydia. Le fil libre de sa veste prenait des proportions alarmantes.

-Le problème, continua-t-il, un cran plus bas, comme s'il tirait les mots du fond de sa gorge. Le problème, c'est que ce ce n'est justement pas la première fois. Ni la deuxième, ni la troisième. Je suis toujours l'idiot déprimé. Toujours. Je m'énerve à un tel point...

Il rit et le son n'était pas joli, crispé, faux.

-Alors j'ai essayé de refouler ça, ne pas le montrer à Legan. Parce que c'est si pénible pour lui. Tu imagines, vivre avec quelqu'un d'aussi instable? Tu lui parles, tu dis un mot de travers et soudainement, le cimetière devient plus joyeux que ton interlocuteur. C'est stupide. Terriblement stupide, grinça Kyle, avant de soupirer, de reprendre plus doucement: Legan m'a confronté. Il a voulu me faire parler. Il voyait bien que j'étais tout de travers. Mes émotions saignent généralement de partout, comme tu l'as si bien vu...

Kyle releva les yeux. Il fixa le fond de la salle sans réellement le voir. Sa main se ferma contre le plancher, ses jointures s'éraflant sur le bois.

-J'ai paniqué. Je me suis senti horrible, si horrible l'espace d'un moment que j'ai fait la première chose qui m'ait passé par la tête. J'ai tourné les talons et me suis enfui.

Il aurait voulu continuer, des dizaines de mots, d'excuses lui passaient encore par la tête, mais rien ne sortit. Il se cala donc contre le miroir, prit une gorgée du soda simplement pour faire quelque chose de ses mains.

-C'est stupide, hein?, dit-il faiblement au bout d'un moment.

Kyle débitait des excuses, des lamentations, des explications à un rythme fou. Le pauvre tremblait légèrement et on décelait une certaine panique dans ses yeux. Pas question de le laisser dans cet état, ni de lui faire tout oublier avec l'alcool d'ailleurs. Il se réveillerait le lendemain crevé ET paniqué. Il fallait le consoler, l'empêcher de culpabiliser pour sa tante et pour son copain.

- Non, dit-elle fermement. Ce qui est stupide c'est de se rendre coupable de tout. Ta tante est malade et tu ne veux pas déranger Legan? Laisse-moi te dire une chose, mieux vaut exprimer notre détresse que de tout garder à l'intérieur pour "ne pas déranger". Oui, on a tous des moments ou le cimetière est plus joyeux que nous. Ce qu'il faut éviter, c'est de rester déprimé. Alors dis-le, dis-le clairement! Explique ce que tu ressens pour ne pas être triste ET incompris. Tu dors ici ce soir, rajouta-t-elle sur un ton plus léger. Tu vas me raconter tout ce que tu veux au dessus de cafés moka et j'dois t'éduquer en comédie musicales, j'en ai bien l'impression.

Elle ne laissa pas le temps à Kyle d'assimiler toute l'information qu'elle se dirigea vers sa chambre/cuisine/garde-robe/salon pour préparer du café et sortir du sirop de chocolat.

La pièce était grande... énorme pour être exact. On pouvait deviner que le lit se trouvait derrière des paravents au couleurs vives tandis qu'une petite cuisine et un grand salon emplissaient le reste de la pièce. Un énorme sofa et un écran plantrônaient donc dans un coin de la pièce avec une bibliothèque emplie de film dont un cinéphile accompli serait jaloux. Elle montra du menton le sofa sur-coussiné à Kyle avant d'aller s'y échouer, s'impatientant devant la lenteur de sa cafetière pourtant neuve.