3:47 am. Les lettres brûlantes clignotaient dans le noir opaque de la chambre, accusatrices. Kyle avait les yeux grands ouverts, fixant son cadran comme s'il voulait figer le temps par la simple force de son esprit. Il était couché sur le côté, recroquevillé comme il ne l'avait pas été depuis un bail, le corps épuisé, mais la tête si réveillée que c'en était presque risible. De l'autre côté du lit, Legan était profondément endormi, mort aux yeux de tous, et ne se réveillerait sans doute pas avant dix heures du matin dans la perspective la plus optimiste.
Lorsque l'insomnie le prenait, cette bonne vieille amie insidieuse qui visitait quelques fois par mois, Kyle ne perdait ordinairement pas de temps à poiroter dans le lit et se levait plutôt pour s'épuiser physiquement jusqu'à en tomber littéralement de fatigue. Ce genre de pratiques se compliquaient cependant une fois l'hiver arrivée. En cette nuit particulière, une neige fine tombait doucement au dehors, formant un rideau silencieux qui irait tapisser au matin les rues de la ville. Kyle regardait par la fenêtre avec envie. Il aurait voulu sortir et courir à l'extérieur, ou mieux, se rouler dans la neige si seulement il y en avait eu suffisamment pour ce faire. (Il n'était qu'un adulte aux yeux de la loi, rien ne l'empêchait de rêvasser à des jeux pareils au creux de son lit.) S'il y avait un point positif à être ainsi figé aux petites heures du matin, c'était bien de pouvoir assister à la première neige de l'année.
Par contre, cela annonçait aussi la venue d'un froid soudain et Kyle n'était pas tout à fait prêt. À dire vrai, il ignorait même où se trouvait son manteau d'hiver et ses bottes devaient s'être perdues quelque part au-delà de Narnia sans doute. De façon logique, il aurait donc dû en rester là, oublier ses idées de sortir en pleine nuit, fermer les yeux et tâcher de penser à autre chose. Évidemment, Kyle n'était pas toujours des plus sensé, surtout lorsque son esprit stagnait en plein épisode insomniaque. Alors, il se leva avec détermination, enfila une paire de sweatpants par-dessus ses boxers et un pull chaud, attrapa ses baskets, une écharpe et des gants qui traînaient dans le hall d'entrée (il réalisa plus tard que c'était ceux de Legan et donc, qu'ils juraient légèrement avec son manteau sport) et sortit dans la nuit glacée.
À 4h30 du matin, il y avait, pour ainsi dire, peu de choses à faire. Marchant d'un pas vif dans la poudre blanche, les mains fourrées dans ses poches et les épaules remontées jusqu'aux oreilles qu'il avait nues car il avait stupidement oublié de prendre une tuque, Kyle prit quelque dix minutes avant d'être complètement gelé. Les rues de la métropole étaient quasi-désertes, plongées dans un silence comme on en vivait jamais en pleine journée, et si Kyle sentait ses os craqueler par le froid, il respirait dans l'air désert avec contentement, savourant le spectacle comme le privilège de l'insomniaque.
Cependant, la température était si peu clémente que Kyle se résolut assez rapidement à tourner les talons. Il n'avait pas non plus laissé d'indications pour Legan dans l'éventualité où celui-ci se réveillerait avant son retour. Il alla donc se réfugier dans l'appartement.
Le problème de son manque de sommeil était que son corps entrait dorénavant dans ses dernières réserves. De ce fait, une énergie infatigable le traversait, sorte d'adrénaline du survivant, et Kyle passa deux heures à tourner en rond dans son salon, impatient, n'attendant que les portes de son gym favori ne s'ouvrent enfin. À sept heures, il sortit de nouveau, cette fois avec une veste de plus et en ayant laissé une note (sur son oreiller et devant la cafetière juste au cas parce que Legan n'était pas des plus réveillés avant son premier café de la journée). Il passa au Starbucks le plus près, acheta un moka au pain d'épices, car la neige parsemant les rues le mettait d'une humeur festive, ainsi qu'un scone aux bleuets et avala le tout avant de marcher la demi-heure qui le séparait du gym.
L'endroit était pratiquement désert. Il n'y avait qu'un type situé près du fond, occupé à faire du vélo stationnaire avec air si concentré que c'en était presque comique. Kyle salua le propriétaire, puis alla s'installer sur un tapis roulant situé à quelques machines de l'autre individu. Il courut quelques minutes, laissant la douce brûlure de ses muscles se répandre et apaiser un peu son esprit agité. Kyle avait de l'énergie inexistante à revendre et il avait été enfermé dans un silence solitaire depuis trop longtemps, prisonnier des heures glaciales du matin où personne ne semblait vivre. Alors durant une seconde illuminée, il posa les yeux sur l'inconnu et celui-ci se présenta soudainement comme le dernier être vivant au monde à l'exception de Kyle. L'hiver était le rideau blanc de la fin, eux, les deux seuls acteurs s'échappant des coulisses. L'impression fut fugace, enterrée sous des pensées de plus en plus désarticulées à mesure qu'il s'épuisait.
-Hey, tu ne trouves pas que l'hiver, ça ressemble un peu à une apocalypse?, lança finalement Kyle, car après avoir réussi à filtrer maintes approches encore plus lunatiques, son esprit avait fini par laisser passer cette dernière.