SOMETHING RESERVOIR CHRONICLES: THE FIC
AlvinaDans le palais sur la montagne, au milieu de la cour royale, un homme se tenait à genoux. La pièce, vaste et circulaire, était grugée de cristaux de glace recouvrant peu à peu le sol et les murs, la haute voûte du toit et ses imposants piliers. Partout autour, les cadavres des nobles, des gardes et des serviteurs de la cour s'étalaient comme un grotesque théâtre de marionnettes effondré. L'homme avait la tête penchée. Sous ses longues mèches blondes, des larmes roulaient, se mêlaient aux traces écarlates échouées sur sa peau pâle. Il semblait attendre d'être enseveli par la glace, le corps abandonné. Tout près de lui, une jeune fille le regardait avec une douloureuse tristesse.
- Faëlle.
Dans le vide de la place, sa voix, pas plus qu'un murmure, se répercuta durement contre les murs gelés. La jeune fille sourit, douce à en briser le coeur.
- Oui, Ariel?
- Je dois partir. J'ai quelque chose à faire... Loin, très loin d'ici. Et... Je ne pense pas revenir, annonça-t-il plus fermement. Je ne dois pas revenir.
Il releva la tête, fixant le carnage autour sans plus le voir. Au sol gisait un long sceptre, le sommet comme celui d'une plume à écrire; il glissa sa main sur le manche doré et se hissa debout avec son aide. De l'un de ses gants noirs, il essuya les larmes et le sang de son visage. Les épaules droites, il était grand et mince, princier dans sa longue tunique blanche brodée de bleu et d'or. Son regard se posa sur l'immense trône de marbre qui lui faisait face au fond de la salle. Une femme y était endormie. Son visage était beau et paisible comme si elle ne sentait pas le froid grimper le long de ses jupes, lui emprisonner lentement le corps dans une immobilité glacée. L'homme détacha ses yeux de la scène, l'air pâle et engourdi, souffrant.
- Faëlle?
- Oui Ariel?
- J'aimerais que tu la surveilles quand je serais parti, tu peux faire ça pour moi?
- Évidemment, Ariel, répondit la jeune fille.
- Je vais devoir te transformer un peu, je suis désolé...
- Ne t'excuse pas pour ça Ariel, tu peux faire ce que tu veux avec moi, fit-elle chaleureusement. Je ne suis qu'un sort après tout.
L'homme hésita, empoignant le sceptre à deux mains, puis hocha la tête.
- Tu as toujours été plus que ça pour moi, Faëlle, murmura-t-il avec un sourire maigre, mais sincère.
- Merci, Ariel.
Sa magie crépita et il brandit son sceptre, répandant dans l'air de longues et complexes trainées bleutées avec des mouvements assurés. Le sort vint entourer la jeune fille qui ferma les yeux, acceptante, et la recouvrit d'un dôme de symboles magiques. En son intérieur, son corps se dissout, sa paisible expression flottant jusqu'au dernier moment. L'homme décrit un arc avec son sceptre et le pointa directement vers la silhouette glacée de la femme sur le trône. Les filaments qui formaient Faëlle suivirent le mouvement, enveloppa l'endormie jusqu'à attacher sûrement celle-ci sur son trône. Les liens magiques se fondaient dans la peau pâle, se glissaient dans le marbre, dans la glace, solides et immuables. Ariel reposa son sceptre au sol. Dans le silence étouffant de l'endroit, le tintement résonna comme dix.
- C'est moi qui te remercie, souffla-t-il.
Il resta là, quelques secondes perdues dans une contemplation lasse. Puis, il se secoua, laissa sa magie le traverser une dernière fois pour effacer toute trace de sang de sa personne. Plus loin, il attrapa son épais manteau au col de fourrure qui reposait au sol et l'enfila.
- Allez, je dois partir maintenant, annonça-t-il. J'ai beaucoup à faire. Vous deux... Prenez soin l'une de l'autre durant mon absence.
Se retournant, il fendit de nouveau l'air, cette fois accompagnant son sceptre d'inscriptions faites du bout de sa main gauche. Un filet de magie s'étendit au-dessus de sa tête, puis s'élança autour de sa personne, l'entourant d'un cocon de plus en plus resserré. Bientôt, son champ de vision ne fut plus qu'un entrelacs de lettres magiques imbriquées les unes dans les autres. Il se sentit soulever du sol, ses cheveux fouettant son visage, son manteau claquant derrière lui, une pression peu caractéristique l'écrasant et l'étirant simultanément alors qu'il sentait le gouffre des dimensions inconnues s'ouvrir et se révéler face à lui. Il vit une dernière fois au travers de l'éclat des symboles magiques le doux visage pétrifié de la jeune femme assise sur son trône, puis ferma les yeux et disparut.
Il avait une sorcière à rencontrer.
-
SicileUne clameur s'éleva sur le chemin menant au domaine Morelli sous la forme d'une flopée de cavaliers qui galopaient. Ils franchirent le portail de pierre blanche et s'arrêtèrent au centre de la cour en un lourd nuage de poussière. Devant les deux portes de bronze de la villa, une grande femme brune les attendait au sommet des escaliers. Sa longue robe blanche brodée d'or s'écoulait en cercle autour d'elle et elle portait sur son front une couronne de filets d'or sur laquelle était suspendu au milieu un rubis écarlate, un rond parfait brillant comme un troisième oeil. Elle affichait une fâcheuse expression, ses bras croisés sur sa poitrine décorée de précieux bijoux.
Le cavalier en tête mis pied à terre, retira son casque pour révéler un visage d'une écrasante beauté: un ferme regard gris, des pommettes nobles et des lèvres généreuses; la ressemblance avec la figure qui lui faisait face était évidente. Sous le ciel du crépuscule, la jeune femme fixa la Haute Prêtresse avec défiance.
- Nous les avons repoussés, annonça-t-elle.
Autour d'elle, les quelques autres soldats descendirent de leurs chevaux et se gardèrent en retrait. Plusieurs portaient de vilaines marques de combat, du sang, de la terre et d'autres sur leurs armures frappées aux armoiries des Morelli. Alors, sans répondre à son interlocutrice, la prêtresse s'adressa au second de la troupe, son air colérique s'amincissant un instant d'une certaine douceur.
- Conduisez les blessés jusqu'à la chapelle; vous y trouverez repos et nourriture. Pour ma part, j'ai deux mots à dire à ma fille, fit-elle en reportant son regard implacable sur cette dernière.
Lèvres pincées en signe d'agacement, la capitaine emboîta le pas à sa mère, laissant derrière elle sa troupe se disperser entre l'écurie et l'infirmerie du domaine. Les deux femmes traversèrent la longue allée de colonnes, leurs pas farouches comme un prélude aux éclats de voix qui n'allaient pas tarder. La fille flancha la première.
- Peut-on en finir avec cette discussion une bonne fois pour toute? Ou tu comptes d'abord nous faire courir tout le domaine?
- Ne sois pas impertinente Lydia.
- Impertinente!, répéta la jeune femme d'un geste énervé du bras. D'accord, alors fais-moi face et dis-moi ce qu'il y a de mal dans ce que j'ai accompli aujourd'hui?
Avec un vif regard, sa mère la fit taire, la fille se renfrognant dans sa frustration grandissante. La prêtresse ouvrit une lourde porte en bois ornée d'un cercle de lettres latines et grecques entrelacées: la salle d'incantation privée, celle-là même qu'elle utilisait pour créer, surveiller et renforcer les barrières magiques qui protégeaient l'entièreté de la Sicile. Elle s'avança jusqu'au centre, là où était tracé un cercle magique identique à celui gravé à l'entrée. Sa fille resta postée dans l'encadrement, bras croisés. D'ordinaire, elle n'était pas autorisée à entrer dans la pièce sacrée.
- Tu t'es faufilée à l'aube hors du domaine, déclara la prêtresse, pivotant lentement au milieu du cercle pour lui faire face. Seule, avec une troupe de douze cavaliers dont seulement la moitié sont revenus. Et, poursuivit-elle en haussant le ton pour couper les protestations qu'elle voyait naître aux lèvres de sa fille, il ne s'agit pas de la première fois. Tu aurais pu en mourir, revenir estropiée. Tu es l'héritière de ton père; tu ne peux pas régner sur le domaine en commettant des actes aussi inconsidérés.
- Que comptes-tu faire alors? Me jeter un sort pour me cloîtrer dans ma chambre, me laisser inconsciente de tout ce qui se passe réellement à l'extérieur?
Le visage de sa mère s'adoucit et un étrange sourire gagna le coin de ses lèvres.
- Tout le contraire à dire vrai.
Elle éleva les mains, ses doigts pointés avec légèreté vers sa fille. Celle-ci eut un geste de recul car elle pressentit le sort naissant, mais trop tard, la magie rougeoyante l'avait déjà enveloppée.
- Tu pars en voyage Lydia et j'ose espérer que celui-ci te sera profitable!
- Quoi?! Un voyage? Maman! Tu ne peux pas me faire ça!
Tirée vers le bas, comme si le sol se liquéfiait sous ses pieds, elle se débattit en vain, ses cris de protestation ignorés. Elle fut aspirée et disparut sous le regard entendu de sa mère. La Haute Prêtresse Morelli posa une main sur sa poitrine, ses doigts contre le pendentif familial qu'elle abordait, alors qu'elle murmurait une brève prière. Puis, elle redressa les yeux, tristesse, espoir et contentement s'y mêlant au fond.
- Bonne chance, ma chérie.
-
DecodaAu dernier étage d'une tour à logements, dans un vaste loft aux rideaux tirés, une jeune femme travaillait. Son visage était éclairé par ses trois écrans holographiques surmontés sur son bureau: traits tirés, sourcils froncés dans une expression d'extrême concentration, lunettes ovales et longs cheveux ramenés en une haute queue de cheval. Ses habits semblaient avoir été jetés de-ci et de-là sur son dos, une visible formalité dont elle ne se souciait plus réellement. Elle faisait courir ses doigts sur l'écran à sa gauche si vite qu'ils se brouillaient sous le regard. Sur son bureau trainait un amoncellement de fils et d'outils, et une petite machine à moitié démantelée, sans doute un hobby d'arrière-pensée. Après un moment, elle se recula dans sa chaise et fit craquer ses doigts épuisés.
- Ça y est, on y est, annonça-t-elle tout haut avec une expiration chancelante. Tout est prêt. Reste plus que…
Elle coula un regard à sa droite en direction d’un jeune homme qui paraissait dormir debout. De part et d’autre de sa tête, là où auraient normalement dû se situer des oreilles humaines, se présentaient des protubérances blanches ressemblant davantage à celles d'un animal que d'un homme, faites dans un matériau souple et synthétique. Des fils qui s’étiraient jusqu’au sol venaient se ficher dans ses oreilles et le connectaient directement à l’ordinateur de la jeune fille. Sur l’écran du milieu : une barre de téléchargement quasi-remplie.
Lorsqu'il serait terminé, tout disparaitrait. La totalité de son projet des trois dernières années se retrouverait dans son persocom. Elle observa les derniers millimètres se remplir avec une étrange appréhension. Sans un bruit, la barre s'évanouit et les trois écrans se couvrirent d'un infini défilement de formules, de pages de plans, de prototypes, de designs complexes s'affichant simultanément et s'effaçant les unes après les autres. Puis, le noir. La jeune fille approcha ses doigts de l'écran du milieu, pianota une série de commandes et lorsque le message d'erreur apparut, passa une main sur son front, tremblante, mais satisfaisante.
- C'est fait, fit-elle tout bas.
À ses côtés, le jeune homme papillonna doucement des yeux. Son air vague prit peu à peu du focus alors qu’il se fixait sur la fille qui se tournait vers lui. Il lui sourit.
- Yo Emy. Alors, tu as fini?
- Si. Ton update est complète.
Il baissa les yeux, contempla ses bras parsemés de tatouage; un étalement de formules mathématiques, de lettres familières et étrangères, un récit qui se poursuivait sur tout son corps comme il le constata rapidement en relevant son t-shirt.
- Je vois ça. Est-ce que tu m’as défiguré en plus?
La jeune fille roula des yeux, puis s’appliqua sans répondre à déconnecter les fils de ses oreilles.
- C’est le résultat de ton nouveau code. Je ne savais pas que le mélange donnerait un truc pareil, avoua-t-elle au lieu de.
- C’est okay, ça me va. Et maintenant?
- Je suis pas mal certaine qu’ils approchent, alors vaut mieux se dépêcher: on va foutre le feu à l'appartement.
- Super.
Emy tira une quantité de bouteilles d'alcool de la vieille réserve de sa mère et ensemble, ils firent le tour du loft, déversèrent tout leur contenu au sol. Parmi les entrelacs de fils, face au canapé, le jeune homme tira un briquet de sa poche arrière, un vieux modèle comme on en trouvait plus vu la rareté de l'essence et l’alluma au-dessus. La flamme dansa un instant sous leurs yeux, ombre passagère sur leur visage, puis elle tomba, tomba, tomba. Le feu prit, d'abord doux, peu convainquant, puis de plus en plus fort.
Un martèlement de pas retentit dans le corridor extérieur, des cris, des exclamations, puis leur porte trembla sous un choc puissant.
- Emy Rose, Citoyenne #335 679, veuillez sortir de votre appartement, tonna une voix grave au dehors. Vous êtes en état d’arrestation. Veuillez sortir de votre appartement.
- Et puis quoi encore?, souffla la jeune fille. Tu es prêt Bones?
- Quand tu veux, répondit le jeune homme avec un hochement de tête. Espérons que ça fonctionne.
- Ça n’a pas le choix de fonctionner.
Il lui sourit, tendit une main qu’elle attrapa après une brève hésitation. Les coups semblaient pleuvoir contre la porte, la fumée montait, le feu rampait lentement autour d'eux.
- Okay. On y est, murmura la jeune fille.
Il y eut un craquement sec. La porte du loft sortit presque de ses gonds et s’ouvrit en grand, mais personne n’y était plus.
-
GreenwoodLongeant le grand chemin sur le bord de la rivière, une silhouette encapuchonnée montée sur un char d'ouvriers atteignit les remparts de la ville. Elle y pénétra, les yeux relevés vers le château aux tourelles pointues qui surplombait les bâtiments du bas de la colline, buvant le paysage qu’elle n’avait pas aperçu depuis voilà un mois. Le capuchon tomba, révéla une masse de cheveux noirs en désordre, des yeux en pointe tout aussi sombres et un fin sourire nostalgique sur un visage pâle, à peine doré par les temps passés au soleil. La ville avait peu changé, toujours aussi disparate et pleine d'animation. Bien vite, le garçon fit signe à la carriole de s'arrêter. Il sauta au sol, quitta ses compagnons sous une vague de quolibets amusés et de signes de la main enthousiastes pour s'engager seul parmi le va et vient de la foule. Au travers de marchés de fruits, de légumes, de poissons et d'épices, de stands de riches étoffes, de bijoux de nacre et de perles, il se fraya un chemin jusqu’au temple dans lequel il avait coutume de loger lors de ses périodes en ville. C’était l’habituel refuge des pauvres et des orphelins, ce qu’il avait été et ce qu’il était toujours en partie. La propriétaire des lieux, la prêtresse Maria, l’accueillit avec chaleur. Elle lui offrit de reprendre sa chambre qui était libre cette fois, proposition qu'il accepta volontiers. Petite et austère, elle avait toutefois la meilleure vue puisque sa fenêtre donnait à la fois sur le superbe jardin du temple, mais aussi sur le lointain palais des Thomas. Lorsqu’il lança son sac au sol et se laissa tomber sur son lit, un sentiment de confort lui remonta agréablement dans la poitrine, lointain souvenir qu’il retrouvait avec contentement. Il avait de nouveau l’impression d’être chez lui.
Les yeux distraits vers l’extérieur, il aperçut une figure bien familière assise sur un banc sous un saule pleureur, le nez plongé dans un livre. Il se releva d’un bond, sortit de sa chambre et courut dans le couloir malgré les protestations des quelques prêtres et prêtresses qu’il croisa. Il bifurqua sous l’arche qui menait dans la cour, dérapa sur les quelques mètres qui le séparaient encore du jeune homme, puis freina devant lui alors que celui-ci redressait le regard avec surprise.
- Kyle?, fit-il sans bouger, immobile comme s’il craignait une illusion.
- Bonjour, souffla le concerné, la poitrine soulevée par le brutal effort. Vous… Tu traines au temple maintenant?
-
Kyle.Le livre s’effondra au sol lorsque l’homme se leva, mais il ne lui prêta aucune attention, trop occupé à agripper son vis-à-vis par la nuque pour écraser ses lèvres contre les siennes. Avec frénésie, Kyle répondit à son baiser, ses mains se glissant dans les cheveux de l’autre, le long de son dos, son corps se plaquant contre le sien, ferme et appuyé comme s’il ne voulait plus jamais s’en départir.
- Tu es revenu, murmura le jeune homme contre ses lèvres, l’embrassant par intervalle alors qu’ils reprenaient leur souffle. Imbécile, j’y crois pas. Un mois, un foutu mois. Je te foutrais au cachot si tes fesses m’avaient pas tant manqué.
Le rire de Kyle retentit dans tout le jardin, ses joues chauffées de joie, d’excitation et de gêne, d’un cocktail d’émotions qu’il n’avait pas ressenti depuis ce qui lui semblait une éternité. Il cogna doucement son front contre celui de l’autre, ferma les yeux.
- Je m’excuse, dit-il. Tu m’as beaucoup manqué aussi.
- « Beaucoup manqué »?
- D’accord, tu m’as manqué au point où j’ai parfois cru en mourir, se reprit Kyle.
- C’est mieux, grommela l’autre en glissant sa joue contre la sienne.
- Je m'excuse, répéta Kyle, doucement. La construction a duré plus longtemps que prévu.
- Tu es mieux d'être là pour rester.
Kyle sourit, attrapant une mèche de cheveux bruns entre ses doigts.
- Ils ont poussé.
- Normal, ça fait un mois que tu m'as vu, répliqua-t-il avant d'ajouter sur un ton plus conciliant: Les tiens aussi. Tu pourrais presque les attacher.
- Ah bon?, fit Kyle en passant main machinale sur sa tête. Mais vraiment, depuis quand fréquentes-tu les temples, ô mon pieux prince?
Le jeune homme eut une grimace. Il se pressa de nouveau contre Kyle, l'entoura de ses bras et jucha sa tête contre son épaule, sa bouche tout près de son cou.
- Devine.
- Tu savais que j'allais revenir aujourd'hui?, s'étonna Kyle.
- Non, mais tu m'avais annoncé ton retour pour la semaine et je savais que tu passerais d'abord par le temple. Disons que les prêtres et les prêtresses commencent à me connaitre.
Kyle serra ses doigts dans la tunique de son amant, ferma les yeux. Il l'avait attendu ainsi combien de jours? C'était un détail heureux, rassurant même, aussi égoïste fut cette précise pensée.
- Tu es venu m'attendre...
- Je ne voulais surtout pas te rater. Tu n'oses jamais venir au palais par toi-même.
Déposant un baiser sur les cheveux de l'autre, Kyle ne répondit rien.
- Tu sais qu'Alexis t'apprécie, poursuivit-il alors en se détachant assez pour fixer Kyle dans les yeux. Et je me fiche de ce que Nathaniel peut bien penser.
- Je ne me sens simplement pas très à l'aise de m'introduire sans invitation dans le château...
- Tu es toujours invité, Kyle.
Ce dernier battit des paupières et baissa le regard, un sourire gagnant le coin de ses lèvres, geste discret, privé. Son amoureux lui vola un baiser, puis un second qu'il étira encore et encore et Kyle en profita pour l'engouffrer à son tour dans ses bras.
- Tu m'as tellement manqué, murmura-t-il encore une fois.
- Alors reste. On a du travail pour toi, ici, près de la ville. Tu sais, les ruines qui se trouvent dans la forêt?
- Celles que le temple voulait faire restaurer?
- Celles-là même. Alexis a accepté d'investir assez dans le projet pour que l'on puisse entamer la reconstruction.
Kyle lui envoya un air surpris. Il ne s'attendait pas à ce que le projet fusse ramené à l'ordre du jour de sitôt. Après un premier élan illuminé plus coûteux qu'utile, le temple avait préféré occuper ses revenus d'autres choses que de l'entretien d'un lieu en désuétude, terre sacrée ou non.
- Vraiment?
- Vraiment. Tu iras voir par toi-même, sourit le prince. Voilà une semaine que les travaux de défrichement ont commencé. J'ai entendu dire qu'ils avaient besoin de mains là-bas.
Avec un rire, Kyle l'embrassa, fit remonter ses doigts jusqu'à la chevelure brune qu'il aimait tant agripper.
- On essaie de m'acheter?
- La famille royale paie très bien, assura l'autre avec un sourire moqueur.
- Puisqu'on me fait une si bonne offre...
Les cloches du château retentirent sur la ville avec violence, les faisant tous deux sursauter. Le prince jeta un regard irrité dans la vague direction de sa demeure.
- C'est mon frère. Il a pris la charmante habitude de me rappeler à la maison de cette façon. Ce qui signifie qu'il doit être cinq heures passées.
- Ah, je vois, fit Kyle avec un petit rire.
À contrecoeur, il relâcha son petit ami. Ce dernier garda une de ses mains prisonnière et y entrelaça ses longs doigts fins qui avaient tant l'habitude du clavecin et de la mandoline.
- Viens manger avec nous, proposa le prince. Alexis sera heureux d'apprendre ton retour.
De sa main libre, Kyle passa une main nerveuse dans ses cheveux déjà ébouriffés. La cour royale avait beau lui être théoriquement familière, il se sentait toujours comme un animal sauvage quand il y mettait les pieds. Il accepta néanmoins. Un mois était un temps définitivement trop long. Le sourire de son amoureux lui donna l'impression que son coeur poussait contre ses poumons, prêt à imploser, et il ne put se retenir de l'embrasser, longuement et profondément dans le jardin sous le saule, à peine caché à la vue de ceux qui passaient.
- Je te jure, on a tellement de sexe à rattraper, marmonna le prince contre ses lèvres, le souffle court. C'est bien beau les ruines, mais je pense que je vais te tenir en otage pour au moins une semaine.
- Volontiers, répondit Kyle sur le même ton.
Après un temps, ils se décidèrent à quitter leur poste. Kyle retourna rapidement à sa chambre pour se changer; le prince lui prêterait des habits pour le repas, mais il souhaitait tout de même être un minimum présentable en franchissant les portes du palais. Le diner lui-même se passa sans encombre. Kyle devait admettre que la compagnie d’Alexis, aussi étrange pouvait-elle être lorsque l’on réfléchissait en terme de classes sociales, lui avait manquée. Nathaniel se faisait toujours aussi froid et distant, cependant Kyle pensait apercevoir à l’occasion un regard de net reproche posé sur sa personne. Le cadet des Thomas n’avait jamais vraiment eu l’air d’approuver sa relation avec son frère, aussi il tâcha de ne pas en faire de cas. Il n’y avait rien de nouveau à l’horizon sur ce point.
Ce fut à la nuit tombée, alors qu'ils reposaient côte à côte dans le lit de plumes du prince, satisfaits et somnolents, que ce dernier entra en transe. Dès l'enfance, on avait raconté à Kyle que le prince voyait ou entendait des choses particulières, des choses qui n'étaient pas vraiment, des choses sur lesquelles il n'y avait pas de mot précis à mettre. On disait que le prince possédait un pouvoir encore plus grand que celui de son frère cadet, pourtant prêtre royal, car il était si fort sans pourtant avoir été réellement entrainé. Kyle avait déjà observé le phénomène de la transe, l'instant où les yeux du prince se voilait de l'innommable, où sa bouche parlait pour les morts, où son corps suivait la trace de ceux qui n'étaient plus. Kyle savait en fait qu'il en voyait davantage, que tout ne se limitait pas aux périodes de transe, mais c'était durant celles-ci que le prince ne pouvait plus lutter contre son don. C'était un état qui avait toujours provoqué une étrange peur chez Kyle.
Il le regarda se relever, s'habiller avec des gestes machinaux, sans un regard, sans un mot. On aurait pu croire à une banale crise de somnambulisme si seulement il n'avait pas ouvert la porte de la chambre à volée sans même y poser la main. Kyle s'empressa de le suivre, jetant ses propres vêtements sur son dos à la va-vite. Aux premiers gardes qu'il croisa, il leur demanda d'avertir le roi et le prêtre royal. Les transes du prince étaient prises au sérieux, car elles n'arrivaient jamais sans raison. Kyle s'appliqua ensuite à talonner son amoureux qui sortit rapidement du château. D'un bon pas, ils quittèrent l'enceinte du domaine et montèrent vers le nord, en direction de la longue et épaisse forêt qui s'étirait jusqu'à la berge au nord-est du royaume. Kyle déglutit, se retint pour ne pas stopper le prince. S'enfoncer dans une forêt au beau milieu de la nuit était une chose profondément idiote.
Toutefois, un chemin y avait été aménagé et une série de lanternes éteintes le suivaient en parallèle de chaque côté. Utile pour le repérage, elles avaient sûrement été mises en place à cause des travaux qui s'effectuaient plus loin. Kyle aurait voulu prendre la peine de les allumer, mais il ne pouvait se résoudre à laisser son amoureux s'aventurer trop loin seul dans un tel état. Il commençait cependant à avoir un doute sur la destination finale du prince.
Arrivé au pied des ruines, ce dernier s'arrêta. Kyle le rejoignit un instant plus tard et vit ainsi sa pensée être confirmée. Le défrichement que l’on avait entamé dans les environs pour dégager le site avait l’avantage de conférer une meilleure vision, la lumière de la lune atteignant cette fois la clairière artificielle. Les restes du temple antique s'étendaient sur une superficie impressionnante que l'on avait à peine commencé à découvrir. L’entrée du temple était marquée par une arche de pierre au sommet effondré, surélevée au-devant d’un grand escalier qui se trouvait en assez bon état. Ce qui dépassait du sol se mêlait essentiellement à la végétation, vieux blocs de pierre recouverts de mousse, de branches et de fleurs, et l'on soupçonnait tout un réseau de salles souterraines au-dessous, riches et possiblement bien préservées, comme il était coutume de faire dans les établissements religieux d’autrefois. Aussi, certains avançaient même la possibilité de retrouver des reliques perdues au cœur de ces ruines, puisque le site correspondait environ au lieu de mort d’un personnage quasi-légendaire. Il s’agissait d’un projet que Kyle avait côtoyé d’assez près durant son enfance, puisque les prêtres et prêtresses du temple qu’il fréquentait l’avaient toujours tenu à cœur.
Évidemment, le prince ne s'attarda pas à la grandeur des ruines. Il s'y engagea d'un pas déterminé, toujours aveugle (ou peut-être trop clairvoyant) à ses alentours. Avec précaution, Kyle le suivit. Ils traversèrent l’ancien hall et atteignirent la salle de prière, de forme circulaire comme on les faisait encore. Le prince s’arrêta, leva la tête vers le ciel et prononça une douce litanie de mots inconnus, à peine audibles sous le couvert de la forêt.
Le sol craqua sous leurs pieds. La pierre se fendit et s'affaissa comme si on leur ouvrait brutalement le passage pour le sous-sol des lieux, et Kyle faillit perdre l'équilibre. Le prince ne broncha pas. Il poursuivit son chemin vers le bas, s'engouffrant dans la large salle qui venait d'être découverte. Kyle n’eut pas le temps de se laisser aller à son incrédulité, à savoir sur le fait que le prince venait en quelques secondes de révéler ce qui avait fait mijoter des années durant bien des penseurs, des religieux et des chercheurs. Au lieu de, il dévala à son tour la pierre craquelée. La silhouette du prince venait de disparaitre de son champ de vision, aussi Kyle s’empressa de le rattraper. D’ailleurs, les fissures qui courraient le long des murs et sur le sol ne lui disaient rien de bon. Transe ou pas transe, si quoique ce soit se faisait menaçant, Kyle allait agripper son prince et le balancer à l’extérieur en usant de la force s’il le fallait.
Le concerné s’était de nouveau immobilisé. Il se tenait au centre d’un cercle tracé par d’étranges formules, confusion de lettres familières et entièrement inconnues qui formaient un tout pour le moins incompréhensible. Kyle y reconnaissait vaguement du lettrage magique, ayant étudié un peu le domaine plus jeune, mais il se doutait qu’il ne s’agissait en rien des incantations typiques de leurs prêtres. Doucement, une lueur s’éleva depuis les symboles inscrits sur le sol, d’abord faible, puis de plus en plus forte. Englobé par l’intense lumière, le prince ferma les yeux, ses cheveux s’agitant sur son front, ses vêtements claquant sur sa peau, et il s’éleva en l’air, transi, sous le regard tétanisé de Kyle.
Une violente secousse parcourut la terre, un second craquement fulgurant retentit. Des débris dévalèrent la pente formée par la pierre, d’autres plurent directement au-dessus de leur tête, l’air se remplissant d’une poussière viciée. Les yeux larmoyants, Kyle fut pris d’une quinte de toux. Il peinait à garder un regard fixe sur le prince toujours en lévitation possédée. La terre se remit à trembler, habitée d’un lointain grondement, de l’annonce d’une inévitable menace. Au milieu du vacarme apocalyptique, la lumière blanche cessa d’être.
Le prince s’effondra au sol, le choc amorti d’extrême justesse par l’intervention de Kyle qui se lança au-dessous. La pièce cachée était secouée de toute part, prête à rendre l’âme à tout instant, et son amoureux n’ouvrait plus les yeux. L’espace d’une horrible seconde, Kyle crut à sa mort. Puis, il rendit compte de la poitrine qui se soulevait, du mince filet de respiration qui filtrait entre les lèvres entrouvertes, et tout son corps fut parcouru d’un violent frisson de soulagement. Kyle s’appliqua à le réveiller, voyant la précarité de leur situation croitre d’instant en instant, puis devint presque frénétique en constatant que rien ne fonctionnait. Le prince n’était pas sous l’effet d’un sommeil naturel.
Au dehors des ruines, lorsque Kyle réussit à les tirer tous deux hors de l’endroit maudit, un groupe de gardes du palais, mené par le roi lui-même et secondé par son frère le prêtre royal l’attendait. Il déposa le prince dans l’herbe, à l’écart de l’ancien temple, et s’effondra contre lui, le visage poussiéreux, sillonné de larmes involontaires, désespéré.
- Nathaniel, examine-le, ordonna de sitôt le roi Alexis, le front barré d’une vive inquiétude. Kyle, raconte-moi tout : que s’est-il passé?
- Trop tard, souffla le cadet des Thomas qui s’était accroupi aux côtés de son frère endormi. Je ne peux plus rien pour lui.
-
Comment?La voix du roi tonna, gorgée d’un effarement, d’une colère montante dirigée dans un vide qu’il ne pouvait punir. Un haut-le-cœur s’empara de Kyle. Il se vit incapable de détourner les yeux du visage paisible qui reposait sur ses genoux. Il n’entendait plus rien, rien d’autre que le sourd grognement de la terre qui tremblait au loin.
Je ne peux plus rien pour lui. - Comment peux-tu dire ça maintenant alors que tu l’as à peine observé?
- J’ai vu cette scène en rêve, rétorqua le prêtre. On m’a prévenu. Je sais ce que je dois faire.
- Et tu n’en as pas parlé?
- Je sais ce que je dois faire, répéta-t-il froidement, fermement, soutenant le regard de son frère comme il osait peu de fois le faire.
Nathaniel se pencha vers son frère inconscient, en pleine préparation mentale, puis redressa les yeux vers Kyle qui se tenait toujours immobile, éperdu aux côtés du prince.
-Kyle, mon frère a perdu son âme. Écoute-moi jusqu’au bout, insista-t-il en apercevant l’air vacillant de son vis-à-vis. Si tu n’accomplis pas ce que tu dois faire, il mourra. Son âme lui a été arrachée, on l’a éparpillée au travers de nombreux univers, bien plus loin que tout ce que tu peux concevoir. Il lui faut retrouver les morceaux.
- Comment…?
- Il y a une personne qui pourra t’aider. Je peux vous envoyer tous les deux chez elle; elle est la seule qui puisse le sauver. Moi, je ne peux guère changer de dimension plus d’une fois. C’est compris? C’est la seule chose que je puisse faire. Le reste relève d’elle…puis de vous. Tu es prêt à faire le pari?
Les yeux brouillés, les muscles tremblants, Kyle passa une main vigoureuse sur son visage, inspira un bon coup. À la question de Nathaniel, il y avait qu’une seule réponse.
- Évidemment.
Il ne prêta pas attention aux mots du roi à l’égard du prêtre, seulement fiché sur son prince qui dormait. S’il y avait une seule façon de le secourir, un seul remède à travers tous l’univers,
les univers, pour lui, Kyle trouverait.
Le prêtre royal se releva. Un garde lui tendit son sceptre qu’il brandit haut, sa bouche évoquant d’anciennes et puissantes formules. Sa magie illumina la clairière, un tourbillon de lumière orangée entourant les seuls deux concernés. Sans un bruit, ils s’évanouirent dans le néant, ne laissant derrière eux que des ruines.
-
CanadaLe ciel se déchira et Kyle tomba sans tomber dans de l’herbe mouillée. Il releva les yeux vers une grande femme blonde et, son prince fermement maintenu contre lui, prononça le cri désespéré :
- Je vous en prie, il a besoin de votre aide,
sauvez Legan!